«L'âge gris »
Nous sommes désormais dans la situation de ne plus voir simplement ce qui est peint dans la peinture. Il nous est revenu de nous demander ce qu’il en est de la peinture : il est bien tard pour la regarder clairement. L’âge gris est pour moi l’époque où nous aurons du mal à voir directement ; nous examinons à travers les grillages, mais en restant dans notre camp. […] Nous apprenons à régler le tir : trop près nos salves tombent sur l’histoire muette : nos souvenirs ; en dépassant la cible, nous consommons notre propre disparition. Nous ne pourrons plus nous éblouir de la peinture, nue dans la peinture.
Jean-Paul Meiser interpose quelque chose entre ce qu’il montre et ce qu’il donne à voir. […] On se souviendra ici de la différence entre translucide et le transparent : celui-ci se laisse oublier pour livrer passage à une lumière qui nous transporte au-delà. Nous serons ici plutôt confrontés à une élaboration du translucide, de ce qui résiste à se laisser voir sans pli. Tant de couches nous ignorent en nous-mêmes ! Nous sommes installés dans le biais de tant de souvenirs qui ne nous ont pas oubliés, au risque d’assujettir notre imagination. Je tiens que le translucide est un médium de l’âge gris, du moment où nous ne discernons plus ce que nous voulait jadis la peinture. Nous ne voyons plus bien entre, chien et loup, et cette grisaille est notre grandeur, notre courage à tenter de montrer sans griserie. Notre monde devient ainsi plus opaque aux mots qu’aux images : quelque chose ne passe plus. Quelqu’un ?
Faire de son passé, de son imparfait collectif, des couches de son œuvre, voilà qui touche sans doute à cette entreprise. Mais sans en faire un mémorial, mais peut-être un mémento. Quand ses toiles de moments divers sont juxtaposées, on conçoit qu’il importe aussi de prendre en compte qu’en un temps donné, dans le cheminement de Jean-Paul Meiser, l’eau prenait le ciel, dans cet ordre. Une couche de mémoire fut traversée quand il entra dans l’eau. C’est ce que j’ai cru avant d’imaginer qu’un autre pli peut naître dans un écart : quelque chose vient devant quand on sépare ce qui s’approchait sans contact, A tout le moins, ce qui se présente est l’horizontal, la frontalité qui se projette. S’avancent ainsi la conservation du présent, la sélection du recueil, ou même son dédoublement : isoler ce qui est déjà trier dans l’actuel. Seul le lointain est le tu.
[…] Quand des plans se chevauchent sans se recouvrir complètement, nous avons à ressentir que nous avons quitté la certitude de la peinture. Où se tenait l’assurance de cette certitude ? Dans la sûre existence de sa contrepartie : la Nature qui la fondait, avec sa force calme. Nous savons aujourd’hui, nous croyons savoir que la Nature insiste par sauts, et cette discontinuité supposée nous exile de nos certitudes. Bienvenue dans l’âge gris, où le désir de montrer saute de couche en couche.
Roland FAVIER, janvier 1999 professeur de philosophie, enseignement supérieur, Champollion, Grenoble